par
Laurence De Cock, Marjorie Galy
TRIBUNE
Les enjeux du démantèlement des sciences humaines et
sociales.Publié le 22 février 2010 à 11h39 - Mis à jour le 22 février 2010 à
17h20 Temps deLecture 5 min.
La
suppression du caractère obligatoire d'un enseignement de l'histoire-géographie
en terminale S dont les médias se sont emparés n'était bien que le symptôme
visible d'un démantèlement beaucoup plus large des sciences humaines et
sociales (SHS) dans le secondaire dont nous aimerions expliciter ici les
enjeux.
Les
sciences économiques et sociales sont reléguées, en seconde, à un statut
optionnel d'"enseignement exploratoire", d'une durée réduite à 1 h 30
par semaine. L'indigence des programmes, réduits à la manipulation d'outils
économiques, purgés de toute approche sociologique, et dictés – après une
négociation purement formelle – par le ministère, relève d'une véritable
entreprise de sabotage des sciences sociales au lycée. C'est pourtant avec un
tel gadget que Luc Chatel continue de communiquer sur le fait que, désormais,
tous les lycéens auraient un enseignement d'économie. Quel progrès pour
la culture économique et sociale des jeunes ! En réduisant la finalité de cet
enseignement absent du collège à une simple exploration en seconde, c'est la
contribution spécifique à la formation citoyenne qu'apporte l'ensemble des
sciences sociales (économie, sociologie, anthropologie, science politique) qui est
reléguée au rang d'accessoire.
Le Haut
Conseil de l'éducation envisage, en outre, l'extension pour le cycle terminale
de cette scission entre "économie approfondie" et "sciences
sociales". Il reprend là, par l'intermédiaire d'un de ses membres,
Michel Pébereau, président du conseil de surveillance de BNP-Paribas et de
l'Institut de l'entreprise, les positions défendues régulièrement par certains
milieux patronaux, partisans acharnés d'un enseignement où les sciences
sociales seraient dissociées pour se concentrer sur l'apprentissage des "
fondamentaux ", avec une préférence marquée pour la microéconomie et la
seule économie d'entreprise. Outre une réduction substantielle des horaires en
SES (diminution de l'horaire élève de 25 % de la seconde à la terminale), c'est
la série ES dans son ensemble qui est dénaturée par la suppression pure et
simple des spécialités langues, mathématiques et sciences politiques, qui
permettaient aux lycéens les plus motivés de réussir de brillantes études en
langues appliquées, instituts d'études politiques, classes préparatoires aux
grandes écoles ou économie-gestion…
L'histoire-géographie quant à elle se voit gracieusement
offrir un tronc commun en première pour compenser la perte d'heures en
terminale S. De fait, il est annoncé que les programmes seront reconfigurés
afin que l'ensemble du XXe siècle soit appréhendé en première. Soyons donc
comptables et un tantinet réalistes : difficile d'imaginer le montage
événementiel annoncé par cette condensation ; difficile également de prétendre
"finir le programme", comme on dit, autrement que par une pédagogie
proche du gavage d'oie mais dont certains gardent encore la nostalgie : celle
du prêche du maître sur l'estrade. Quand on sait que, pour certains élèves, la
méthode de prise de notes en classe de première n'est pas encore assimilée, on
imagine aisément le résultat. Nouveau
défi, nouveau record donc : balayer plus d'un siècle en un an. Il sera
bien inutile de chercher à s'appesantir sur la complexité de moments
historiques (colonisation, génocide[s], Vichy… quelle importance après tout ?)
et encore plus de puiser dans le passé les multiples exemples de mobilisations
sociales qui ont contribué à dessiner les contours de cette société qu'on nous
enjoint aujourd'hui de ne pas chercher à comprendre. Combien d'élèves
n'atteindront pas l'extrémité du programme ? Qu'importe, c'est déjà le cas
diront les plus sceptiques. Et une histoire sous pilote automatique, ça a le
mérite d'empêcher de penser. Que l'on se prépare donc à la scansion purement
événementielle du XXe siècle…
"Mauvais procès !" répond le ministère, car
l'accompagnement individualisé et l'insistance en terminale sur les
"méthodes et outils" compenseront très largement cette vague
impression de retour à la plus conservatrice des pédagogies, en
histoire-géographie comme en sciences économiques et sociales. Pour ceux qui
l'ignorent, un volet d'heures en demi-groupes sera donc attribué de façon
globale aux établissements dont le conseil pédagogique – nommé par le proviseur
– décidera de la ventilation. Bien-sûr on nous dira que tout cela sera négocié,
collectivement délibéré, et qu'aucune matière n'en pâtira.
L'expérience a déjà été faite en collège. Fidèles à l'air du
temps, les heures sont systématiquement attribuées aux "fondamentaux",
entendre mathématiques et français dans le langage ministériel. Quid alors du
travail sur documents d'archives ou statistiques, des travaux de groupes, de
l'encadrement des recherches documentaires ou d'enquête, de toute cette
sensibilisation au matériau empirique qui fonde nos disciplines ? Les sciences humaines et sociales,
comme toute science, ne sont pas des produits finis, elles s'éprouvent de
manière empirique, se testent, s'interrogent, sont des work in progress, et
tentent de valoriser la posture du doute systématique chez les élèves. Elles
ne se transmettent pas, elles s'enseignent.
Car c'est bel et bien là que le bât blesse et que cette
réforme du lycée touche aux rapports intrinsèques que l'école républicaine
entretient à la citoyenneté. Certes, comme toutes les matières scolaires, les
SHS s'efforcent de participer à la compréhension du monde. C'est un topo
politiquement peu utile que de le rappeler. Mais leurs fondements
épistémologiques et leur praxis relèvent d'une posture critique valorisée comme
un acquis indispensable pour agir dans le monde de demain. Peut-être est-ce ce
qui gêne aujourd'hui ? Les sciences humaines et sociales véhiculeraient-elles
des contenus subversifs ? En affirmant par exemple que l'appréhension du passé
montre que des hommes et des femmes en action ont fait changer le monde ? En
rappelant qu'une société s'appréhende par l'analyse des mobilisations d'acteurs
sociaux et pas seulement par la projection comptable de ses futurs acteurs
économiques ? En affirmant enfin que la culture commune véhiculée par l'école
ne s'achète pas comme un bien de consommation mais se construit collectivement.
Aussi, les signataires de cet appel invitent à la vigilance
face à une réforme qui considère les sciences humaines et sociales comme une
simple variable d'ajustement, non pas pour se poser en garants de chapelles
disciplinaires, mais pour réaffirmer un engagement fort à l'égard d'une école
qui ne peut être évaluée simplement à l'aune de ses performances, de ses coûts
et de sa rentabilité, une école qui doit promouvoir l'objectif de formation
citoyenne des lycéens.
Laurence De Cock, du Comité de vigilance face aux usages
publics de l'histoire.
Marjorie Galy, de l'Association des professeurs de SES.
fonte : La Monde
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